Au panthéon de la gastronomie mexicaine, trône un plat d’une complexité et d’une richesse incomparables, souvent considéré comme le plat national par excellence : le Mole Poblano. Originaire de la ville de Puebla, cette sauce épaisse, sombre et veloutée est bien plus qu’un simple accompagnement pour la volaille. C’est une symphonie de saveurs où se mêlent piments séchés, épices, fruits, noix, graines et même une touche de chocolat, le tout mijoté pendant des heures dans un processus qui relève autant de l’art culinaire que du rituel. Son histoire est enveloppée de légendes fascinantes, sa préparation est un véritable travail d’amour, et sa dégustation est synonyme de fête et de célébration au Mexique. Plongeons dans l’univers captivant du Mole Poblano.
Qu’est-ce que le Mole ? Une famille de sauces complexes
Avant de nous concentrer sur le Mole Poblano, il est important de comprendre que le terme « mole » (prononcé « molé ») désigne au Mexique toute une famille de sauces épaisses et complexes. Le mot dérive du náhuatl mōlli, qui signifiait « sauce », « mélange » ou « concoction ». Il existe des dizaines, voire des centaines de types de moles à travers le pays, chacun avec ses ingrédients, sa couleur et son profil de saveur propres. L’État d’Oaxaca est célèbre pour ses « sept moles » (Negro, Rojo, Coloradito, Amarillo, Verde, Chichilo, Manchamanteles), mais d’autres régions ont aussi leurs spécialités.
Ces sauces partagent souvent certaines caractéristiques : elles sont généralement élaborées à partir d’une base de piments séchés (chiles secos), d’épices, et d’un agent épaississant (graines, noix, pain, tortilla…). Leur préparation est souvent longue et méticuleuse. Parmi cette illustre famille, le Mole Poblano, littéralement le « mole de Puebla », est sans doute le plus connu internationalement, élevé au rang de symbole de la haute cuisine mexicaine.
Les origines du Mole Poblano : entre couvents et vice-rois
L’histoire exacte du Mole Poblano se perd entre faits historiques et légendes colorées, la plupart situant sa naissance dans les cuisines des couvents de Puebla à l’époque coloniale (17ème ou 18ème siècle).
- La légende du Couvent de Santa Rosa : L’histoire la plus populaire raconte que les sœurs dominicaines du couvent de Santa Rosa de Lima à Puebla furent prises au dépourvu par la visite impromptue d’un personnage important – souvent l’archevêque ou même le vice-roi. Pour l’honorer dignement, mais manquant d’ingrédients nobles, la Mère Supérieure, Sœur Andrea de la Asunción, aurait prié pour l’inspiration divine. Guidée par la foi (ou le désespoir !), elle aurait rassemblé tout ce qui se trouvait dans la réserve : différents piments séchés, des épices variées (clou de girofle, cannelle, anis…), des amandes, des cacahuètes, des graines de sésame, du pain rassis, et une tablette de chocolat amer. Elle aurait tout fait griller, moudre et mijoter longuement. Le résultat fut cette sauce sombre et complexe, servie sur une dinde (guajolote), qui aurait ravi les papilles de l’illustre visiteur. Le plat fut baptisé « Mole ».
- La variante du Couvent de Santa Clara : Une autre version, très similaire, attribue la création du plat aux sœurs clarisses du couvent de Santa Clara, également à Puebla, dans des circonstances analogues.
- La perspective historique : Si ces récits sont charmants, les historiens de la gastronomie s’accordent à penser que le Mole Poblano est plus probablement le fruit d’une évolution lente et progressive, un métissage culinaire typique de l’époque baroque mexicaine. Des sauces à base de piments et d’autres ingrédients locaux (mulli) existaient déjà à l’époque préhispanique. Avec l’arrivée des Espagnols, de nouveaux ingrédients furent introduits et intégrés : épices venues d’Europe et d’Asie (cannelle, clou de girofle, poivre, anis…), noix et fruits secs (amandes, raisins…), pain (comme épaississant), et l’usage du chocolat (le cacao étant préhispanique, mais son intégration dans ce type de plat salé complexe s’est développée à l’époque coloniale). Les cuisines des couvents, où l’on disposait de temps, de main d’œuvre et d’un accès à des ingrédients variés (locaux et importés via les routes commerciales passant par Puebla), furent sans doute des lieux privilégiés pour cette fusion et ce raffinement culinaires qui aboutirent au Mole Poblano que nous connaissons.
Une symphonie d’ingrédients : la complexité du Mole Poblano
Ce qui frappe dans le Mole Poblano, c’est la quantité et la diversité de ses ingrédients. Les recettes traditionnelles en comptent souvent plus de vingt, parfois trente ou quarante, soigneusement sélectionnés et équilibrés pour créer une saveur profonde et harmonieuse. On peut les regrouper en grandes familles :
- Les piments secs (Chiles Secos) : Ils constituent l’âme du mole, apportant couleur, profondeur de saveur et un piquant généralement modéré (le but n’est pas d’être brûlant, mais complexe). Les trois piliers sont le Chile Mulato (saveur douce, fruitée, presque chocolatée), le Chile Pasilla (saveur riche, notes de fruits secs, légèrement fumé) et le Chile Ancho (fruité, doux, base de nombreuses sauces). Parfois, un peu de Chile Chipotle (jalapeño séché et fumé) est ajouté pour une touche fumée plus prononcée. Les piments sont nettoyés (tiges et graines retirées pour contrôler le piquant), puis légèrement toastés sur un comal ou frits pour en exhaler les arômes, avant d’être réhydratés.
- Les épices : Un mélange complexe qui témoigne des routes commerciales de l’époque coloniale. On y trouve quasi systématiquement : cannelle (en bâton), clou de girofle, poivre noir (en grains), anis (étoilé ou en graines), cumin. Parfois s’y ajoutent coriandre en graines, piment de la Jamaïque, etc. Les épices sont aussi souvent légèrement toastées avant d’être moulues.
- Les fruits et légumes (Acides et Sucrés) : La tomate et/ou la tomatille (tomate verte mexicaine) apportent une base acide nécessaire pour équilibrer la richesse. L’oignon et l’ail sont bien sûr présents. Des fruits secs comme les raisins secs ou les pruneaux apportent une douceur naturelle et du corps. Parfois, de la banane plantain frite est aussi utilisée pour la texture et une note sucrée.
- Les noix et graines : Elles sont cruciales pour la richesse, la texture et l’épaisseur de la sauce. Amandes, cacahuètes, graines de sésame (ajonjolí), graines de courge (pepitas) sont les plus courantes. Elles doivent être soigneusement toastées pour développer leur saveur avant d’être moulues.
- Les épaississants : Pour obtenir la consistance veloutée caractéristique, on utilise des épaississants à base d’amidon. Le pain rassis (type bolillo, pain blanc simple) ou des tortillas de maïs séchées et frites sont traditionnels. Certaines recettes incluent même des galletas Marías (biscuits secs type Petit Beurre). Ils sont également toastés ou frits avant d’être incorporés.
- Le chocolat : C’est l’ingrédient le plus célèbre, mais souvent mal compris. Il ne s’agit pas de rendre la sauce sucrée ou de lui donner un goût dominant de chocolat. On utilise une petite quantité de chocolat mexicain de table, amer ou semi-amer (contenant cacao, sucre, cannelle, parfois amandes), ou du cacao pur. Son rôle est d’apporter de la profondeur, de la couleur, une légère amertume qui équilibre les autres saveurs, et de contribuer à la texture soyeuse.
- Le bouillon : Un bon bouillon de volaille (poulet ou, traditionnellement, dinde) sert de liquide pour délayer la pâte de mole et permettre le long mijotage.
L’équilibre précis entre tous ces ingrédients est le secret d’un grand Mole Poblano.
La préparation : un travail d’amour et de patience
La confection d’un Mole Poblano dans les règles de l’art est une entreprise longue et laborieuse, traditionnellement réservée aux grandes occasions et souvent réalisée collectivement par les femmes de la famille. Elle demande du temps, de l’attention et un respect scrupuleux des étapes :
- Préparation des ingrédients : Chaque ingrédient ou groupe d’ingrédients doit être préparé séparément. Les piments sont nettoyés, déveinés, toastés, réhydratés. Les noix, graines et épices sont toastées individuellement pour atteindre le degré de torréfaction parfait. Les fruits et légumes sont souvent frits. Les épaississants (pain, tortillas) sont également grillés ou frits.
- Mouture (Molienda) : C’est l’étape cruciale où tous les ingrédients préparés sont réduits en une pâte fine et homogène. Traditionnellement, cela se faisait sur le metate, un travail exténuant mais qui, selon les puristes, permet d’obtenir une texture inégalable en écrasant et en émulsionnant les ingrédients plutôt qu’en les coupant (comme le ferait un mixeur). Aujourd’hui, des mixeurs puissants ou des moulins à grains sont plus couramment utilisés, mais l’objectif reste d’obtenir une pasta de mole très lisse.
- Cuisson de la pâte : La pâte de mole obtenue est ensuite frite dans une grande cocotte avec du saindoux ou de l’huile végétale chaude. Cette étape, appelée sazonar, est fondamentale : elle permet aux saveurs de tous les ingrédients de fusionner, de s’arrondir et de perdre leur âcreté (surtout celle des piments crus). La pâte doit être constamment remuée pour ne pas attacher ni brûler, et sa couleur va foncer et briller.
- Mijotage (cocción lenta) : Une fois la pâte bien « saisonnée », on commence à ajouter le bouillon chaud, petit à petit, en remuant constamment pour éviter les grumeaux et obtenir une sauce lisse. Le mole doit ensuite mijoter à feu très doux pendant plusieurs heures (au moins 2-3 heures, parfois plus), en remuant fréquemment, jusqu’à ce qu’il épaississe, que sa couleur devienne profonde et brillante, et qu’une fine couche d’huile remonte à la surface, signe qu’il est prêt. Les saveurs auront eu le temps de s’harmoniser parfaitement.
Le résultat est une sauce d’une complexité aromatique extraordinaire : à la fois terreuse, légèrement fumée (des piments), fruitée, épicée, avec une touche d’amertume (chocolat) et une très subtile douceur, le tout enveloppé dans une texture riche et veloutée.
Servir et déguster le Mole Poblano : un plat de fête
Le Mole Poblano est intrinsèquement lié à la fête et à la célébration au Mexique.
- L’Accompagnement classique : La tradition veut qu’il soit servi nappant généreusement des morceaux de dinde (guajolote), l’oiseau festif par excellence depuis l’époque préhispanique. Aujourd’hui, il est très couramment servi avec du poulet. On peut aussi le trouver avec du porc, ou comme sauce pour des enmoladas (enchiladas nappées de mole).
- La présentation : Le plat est presque toujours parsemé de graines de sésame toastées juste avant d’être servi, ce qui ajoute une touche visuelle et un croquant agréable.
- Les garnitures : Il est accompagné de riz à la mexicaine (arroz rojo, riz cuit avec tomate et oignon) et, bien sûr, de tortillas de maïs chaudes, indispensables pour saucer jusqu’à la dernière goutte de cette précieuse sauce.
- Les occasions : C’est un plat réservé aux grands moments : mariages, baptêmes, quinceañeras (fête des 15 ans pour les jeunes filles), fêtes patronales, repas importants de Noël ou du Jour de l’Indépendance. Sa préparation laborieuse en fait un symbole d’hospitalité, de générosité et d’amour familial. Manger un Mole Poblano, c’est partager un moment spécial.