Le Mexique offre un panthéon de tacos, chacun avec son histoire, sa technique et ses saveurs uniques. Parmi cette constellation gourmande, deux étoiles brillent d’un éclat particulier, toutes deux mettant le porc à l’honneur, mais de manières radicalement différentes : les Tacos al Pastor et les Carnitas. Le premier, né d’une rencontre culturelle fascinante, séduit par sa viande marinée rôtie à la verticale ; le second, trésor du Michoacán, envoûte par la tendreté incomparable de son porc longuement confit. Plongeons dans les secrets de fabrication, l’histoire et l’art de la dégustation de ces deux piliers incontournables de la culture du taco mexicain.
Tacos al Pastor : L’incroyable voyage du shawarma à Mexico
L’histoire des tacos al pastor est une magnifique illustration du métissage culturel qui caractérise la cuisine mexicaine. Elle est indissociable de l’arrivée d’immigrants venus du Moyen-Orient, principalement du Liban et de la Syrie, durant la première moitié du 20ème siècle.
Des Rues de Beyrouth aux Avenues de Mexico
Ces nouveaux arrivants apportèrent avec eux leurs traditions culinaires, et notamment la technique de cuisson verticale de la viande sur une broche tournante, utilisée pour préparer le shawarma, traditionnellement à base d’agneau. Les premières adaptations de cette technique au Mexique eurent lieu notamment dans la ville de Puebla, où naquirent les tacos árabes. Ces derniers conservaient souvent une influence moyen-orientale plus marquée, parfois servis dans un pain plat type pita (pan árabe) et avec des marinades différentes.
C’est cependant à Mexico City que la transformation la plus célèbre s’opéra. L’agneau, moins courant ou apprécié dans cette région pour ce type de préparation, fut remplacé par le porc. Surtout, la marinade fut « mexicanisée », abandonnant les épices levantines pour adopter les couleurs et les saveurs locales, notamment celles des piments séchés et du roucou (achiote). Ainsi naquit le taco « al pastor » – « à la manière du berger », un nom qui évoque peut-être l’origine pastorale de l’agneau du shawarma, ou simplement la figure du pastorero, l’artisan qui veille sur sa broche.
Le secret du « Trompo » : Marinade et cuisson verticale
La clé du goût unique des tacos al pastor réside dans deux éléments : la marinade et la cuisson.
- La marinade adobada : La viande de porc (souvent de l’échine ou de l’épaule), coupée en fines tranches, est longuement marinée dans un adobo rouge-orangé vibrant. Sa composition exacte varie selon les taquerías, mais les ingrédients fondamentaux incluent généralement des piments séchés (comme le guajillo et l’ancho, pour la saveur et la couleur plus que pour le piquant), du vinaigre (pour attendrir), de l’ail, et un mélange d’épices où le roucou (achiote) joue un rôle central pour sa saveur terreuse et sa couleur caractéristique. On y trouve aussi souvent du cumin, de l’origan, des clous de girofle, parfois de la cannelle.
- Le montage et la cuisson du trompo : Les fines tranches de viande marinée sont ensuite méticuleusement empilées sur une longue broche métallique verticale, formant un cône inversé qui rappelle une toupie (trompo). Au sommet, on place souvent un gros oignon et une piña (ananas) entière. Le trompo est ensuite placé devant une source de chaleur verticale (grill au gaz le plus souvent, parfois au charbon pour une saveur fumée supplémentaire). La viande rôtit lentement en tournant. Le pastorero, armé d’un long couteau, rase de fines lamelles de viande croustillante à l’extérieur et juteuse à l’intérieur au fur et à mesure des commandes. C’est un véritable savoir-faire qui demande précision et expérience.
La touche finale : ananas, garnitures et salsas
Le taco al pastor est traditionnellement servi sur deux petites tortillas de maïs chaudes (pour éviter qu’elles ne se déchirent sous le poids de la garniture). Au moment de servir, le pastorero, d’un geste expert, tranche souvent une petite lamelle d’ananas rôti depuis le sommet du trompo pour qu’elle tombe directement sur la viande. L’origine exacte de cette addition est débattue – certains disent qu’elle aide à attendrir la viande grâce à ses enzymes (broméline), d’autres y voient simplement un ajout de fraîcheur sucrée et acide qui équilibre parfaitement le gras et les épices du porc. Quoi qu’il en soit, c’est devenu une signature quasi indissociable du taco al pastor authentique.
La garniture classique est minimaliste pour laisser la vedette à la viande : oignon blanc finement haché et coriandre fraîche ciselée. Les salsas proposées sont variées, mais on trouve souvent une salsa taquera (une sauce rouge à base de tomates et de piments séchés), une salsa verde (à base de tomatilles et piments verts), ou parfois une sauce crémeuse à base d’avocat et de piment vert. Un quartier de lime est indispensable pour ajouter une touche d’acidité finale.
Où les déguster ?
Les tacos al pastor sont une véritable institution à Mexico City, où l’on trouve des taquerías spécialisées à presque tous les coins de rue, souvent reconnaissables à leur trompo tournoyant en vitrine. Beaucoup sont ouvertes très tard dans la nuit, faisant du taco al pastor le repas idéal après une soirée. Bien qu’originaires de la capitale, leur popularité les a diffusés dans tout le pays, avec parfois quelques adaptations locales.
Carnitas : le trésor confit du Michoacán
Changeons radicalement de technique et de région pour découvrir les carnitas, un autre monument du taco de porc, dont l’origine est fortement associée à l’État du Michoacán, dans le centre-ouest du Mexique. Si l’al pastor est affaire de marinade et de rôtissage vertical, les carnitas sont le fruit d’une cuisson lente et douce, confite dans la graisse.
Une tradition du centre-ouest Mexicain
Les carnitas sont plus qu’un simple plat ; c’est une tradition culinaire et sociale. Leur préparation, souvent réalisée en grande quantité, est historiquement liée aux fêtes de village, aux baptêmes, aux mariages ou simplement aux rassemblements familiaux du week-end. Des villes comme Quiroga, dans le Michoacán, sont particulièrement réputées pour leur savoir-faire en matière de carnitas. Bien que la tradition soit forte dans cette région, les carnitas sont aujourd’hui appréciées et préparées dans tout le Mexique.
L’Art du « Cazo de cobre » : La cuisson confite
La méthode traditionnelle de préparation des carnitas est spectaculaire et repose sur l’utilisation d’un ustensile spécifique : le cazo de cobre, un très grand chaudron en cuivre. Bien que l’impact réel du cuivre sur le goût soit débattu, la tradition lui attribue une meilleure répartition de la chaleur, essentielle pour la cuisson lente et uniforme.
De gros morceaux de porc (provenant de différentes parties de l’animal) sont plongés dans une grande quantité de saindoux (graisse de porc fondue) frémissant dans le cazo. La cuisson se fait à feu très doux pendant plusieurs heures (parfois 3 ou 4 heures, voire plus). L’eau contenue dans la viande s’évapore lentement, tandis que la graisse pénètre les chairs, les attendrissant à l’extrême. En fin de cuisson, le feu est parfois légèrement augmenté pour donner un peu de coloration et de croustillant (doradito) à certains morceaux. Les maestros carniteros ajoutent souvent quelques ingrédients secrets au saindoux pour parfumer la viande : des oranges entières, du lait, de l’ail, des herbes aromatiques (thym, laurier), du sel… Chaque famille, chaque village a sa recette et ses secrets.
Un cochon, plusieurs saveurs : choisir ses carnitas
L’une des grandes joies de la dégustation de carnitas est la possibilité de choisir les morceaux spécifiques que l’on souhaite dans son taco. Le carnitero hache la viande sur un large tronc d’arbre devant vous. Voici quelques options courantes :
- Maciza : La partie la plus demandée, correspondant aux morceaux de viande maigre (épaule, échine…). Tendre et savoureuse.
- Cuerito : La couenne de porc, mais cuite longuement dans le gras, ce qui la rend très molle, souple et gélatineuse. Une texture particulière, appréciée des connaisseurs.
- Buche : L’estomac du porc. Texture légèrement caoutchouteuse.
- Nana : L’utérus. Saveur plus prononcée, texture spécifique.
- Costilla : La viande des côtes, souvent très savoureuse car proche de l’os.
- Oreja, Trompa, Cachete : Oreille, groin, joue… pour les amateurs de textures variées.
- Chamorro : Le jarret de porc.
- Surtido : Le choix recommandé pour une première expérience ou pour les indécis. Le taquero réalise un mélange haché de plusieurs parties (souvent maciza et cuerito ou d’autres morceaux disponibles), offrant un équilibre de saveurs et de textures.
Simplicité et authenticité : la dégustation
Les tacos de carnitas célèbrent avant tout le goût pur du porc confit. La présentation est donc généralement très simple : la viande hachée est déposée sur une ou deux tortillas de maïs chaudes. Les accompagnements classiques sont là pour rehausser et équilibrer la richesse de la viande : oignon blanc haché, coriandre fraîche ciselée, quartiers de lime indispensables, et bien sûr, des salsas. Une salsa verde à base de tomatilles et de piments verts (serrano ou jalapeño) est un classique, tout comme une pico de gallo fraîche. Des piments jalapeños marinés (en escabeche) sont souvent proposés à côté.
Al Pastor vs Carnitas : deux philosophies du Taco de Porc
Bien qu’ils soient tous deux des stars du taco de porc, Al Pastor et Carnitas représentent deux approches culinaires bien distinctes :
- Origine : Influence moyen-orientale et urbaine (Mexico City) pour Al Pastor vs Tradition rurale et régionale (Michoacán) pour Carnitas.
- Préparation : Marinade adobada complexe pour Al Pastor vs Simplicité apparente (sel, saindoux, quelques aromates) pour Carnitas.
- Cuisson : Rôtissage vertical rapide sur trompo pour Al Pastor vs Cuisson lente et confite dans un cazo pour Carnitas.
- Texture : Fines lamelles tendres et légèrement caramélisées/croustillantes pour Al Pastor vs Viande effilochée, ultra-tendre, avec possibilité de morceaux plus gras ou croustillants pour Carnitas.
- Saveurs Dominantes : Épices, piments doux, vinaigre, touche sucrée de l’ananas pour Al Pastor vs Saveur profonde et riche du porc confit pour Carnitas.
- Accompagnements Typiques : Ananas quasi-obligatoire pour Al Pastor vs Simplicité (oignon/coriandre/lime/salsa) pour Carnitas.
Ces deux styles illustrent parfaitement comment, à partir d’un même ingrédient principal, la cuisine mexicaine a su développer des techniques et des profils de saveurs radicalement différents, chacun ancré dans une histoire et une culture spécifiques.